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Le fou de Bergerac - Simenon

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— Il va falloir que je sonne pour qu’on fasse de la lumière !

Mais il était si paresseux qu’il n’en fit rien et que sa femme, en rentrant, le trouva dans l’obscurité complète. La fenêtre était toujours ouverte, laissant pénétrer l’air frais du soir. Les lampes dessinaient une guirlande de lumière autour de la place.

— Tu veux attraper une pneumonie ?… A-t-on idée de rester la fenêtre ouverte quand…

— Eh bien ?

— Eh bien ! quoi ? J’ai vu les maisons ! Je ne comprends d’ailleurs pas à quoi cela peut servir.

— Raconte !

— M. Duhourceau habite de l’autre côté du Palais de Justice, sur une place presque aussi grande que celle-ci. Une grosse maison à deux étages. Il y a un balcon de pierre au premier. Ce doit être son bureau, car la pièce était éclairée. J’ai vu un domestique qui fermait les volets du rez-de-chaussée.

— C’est gai ?

— Que veux-tu dire ? C’est une grosse maison comme toutes les grosses maisons ! Plutôt sombre… En tout cas, il y a des rideaux en velours grenat qui ont dû coûter dans les deux mille francs par fenêtre. Un velours souple, soyeux, qui tombe en gros plis…

Maigret était ravi. À petites touches, il corrigeait l’image qu’il s’était faite de la maison.

— Le domestique ?

— Quoi, le domestique ?

— Il porte un gilet rayé ?

— Oui !

Et Maigret aurait bien applaudi : une maison solide, solennelle, aux riches rideaux de velours, au balcon de pierre de taille, aux meubles anciens ! Un domestique en gilet rayé ! Et le procureur en jaquette, avec un pantalon gris, des souliers vernis, des cheveux blancs coupés en brosse.

— C’est vrai, pourtant, qu’il porte des souliers vernis !

— Des souliers à boutons ! Je l’ai remarqué hier…

L’homme du train aussi portait des souliers vernis. Mais étaient-ils à boutons ? Étaient-ils à lacets ?

— Et la maison du docteur ?

— C’est presque au bout de la ville ! Une villa comme on en voit sur les plages…

— Cottage anglais !

— C’est cela ! Avec un toit bas, des pelouses, des fleurs, un joli garage, du gravier blanc dans les allées, des volets peints en vert, une lanterne en fer forgé. Les volets n’étaient pas fermés… J’ai aperçu sa femme qui brodait dans le salon.

— Et la belle-sœur ?

— Elle est rentrée en auto avec le docteur. Elle est très jeune, très jolie, très bien habillée… On ne croirait pas qu’elle vit dans une petite ville et elle doit faire venir ses robes de Paris…

Quel rapport cela pouvait-il avoir avec un maniaque qui attaquait les femmes sur la route, les étranglait pour leur transpercer ensuite le cœur d’une aiguille ?

Maigret n’essayait pas de le savoir. Il se contentait de mettre les gens à leur place.

— Tu n’as rencontré personne ?

— Personne que je connaisse. Les habitants ne doivent guère sortir le soir.

— Il y a un cinéma ?

— J’en ai aperçu un, dans une ruelle… On passe un film que j’ai vu à Paris il y a trois ans…

Leduc arriva vers dix heures du matin, laissa sa vieille Ford devant l’hôtel, frappa un peu plus tard à la porte de Maigret. Celui-ci était occupé à déguster un bol de bouillon que sa femme avait préparé elle-même à la cuisine.

— Ça va toujours ?

— Assieds-toi !… Non ! pas dans le soleil… Tu m’empêches de voir la place…

Depuis qu’il avait quitté la PJ, Leduc avait pris de l’embonpoint. Et il y avait en lui quelque chose de plus doux, de plus peureux que jadis.

— Qu’est-ce qu’elle te fait à déjeuner, aujourd’hui, ta cuisinière ?

— Des côtelettes d’agneau à la crème… Il faut que je mange assez légèrement…

— Dis donc ! Tu n’es pas allé à Paris, ces derniers temps ?

Mme Maigret tourna vivement la tête, surprise par cette question brutale. Et Leduc se troubla, regarda son collègue avec reproche.

— Que veux-tu dire ?… Tu sais bien que…

Évidemment ! Maigret savait bien que… Mais il observait la silhouette de son collègue, qui avait une petite moustache rousse. Il regardait ses pieds chaussés de gros souliers de chasse…

— Entre nous, qu’est-ce que tu t’offres, ici, en fait d’amour ?

— Tais-toi, intervint Mme Maigret.

— Pas du tout ! C’est une question très importante ! À la campagne, on ne trouve pas toutes les commodités de la ville… Ta cuisinière. Quel âge a-t-elle ?…

— Soixante-cinq ! Tu vois que…

— Rien d’autre ?

Le plus gênant, c’était peut-être le sérieux avec lequel Maigret posait ces questions, que d’habitude on profère sur un ton léger ou ironique.

— Pas de bergère dans les environs ?

— Il y a sa nièce, qui vient parfois donner un coup de main.

— Seize ans ?… Dix-huit ?…

— Dix-neuf… Mais…

— Et tu… vous… enfin…

Leduc ne savait plus comment se tenir et Mme Maigret, plus gênée que lui, fonça vers les profondeurs de l’appartement.

— Tu es indiscret !

— Autrement dit, c’est fait ?… Eh bien ! mon vieux !

Et Maigret parut ne plus y penser, grogna quelques instants plus tard :

— Duhourceau n’est pas marié… Est-ce que… ?

— On voit bien que tu viens de Paris. Tu parles de ces choses-là comme si elles étaient les plus naturelles du monde. Crois-tu que le procureur raconte à tout le monde ses fredaines ?

— Mais, comme tout se sait, je suis persuadé que tu es au courant.

— Je ne sais que ce qu’on raconte.

— Tu vois !

— M. Duhourceau va à Bordeaux une ou deux fois par semaine… Et là…

Maigret ne cessait d’étudier son compagnon et un drôle de sourire flottait sur ses lèvres. Il avait connu un Leduc différent, qui n’avait pas de ces phrases prudentes, de ces gestes réservés, de ces frayeurs provinciales.

— Sais-tu ce que tu devrais faire, toi qui as la facilité d’aller et venir à ta guise ? Ouvrir une petite enquête pour savoir qui, mercredi dernier, était absent de la ville. Attends ! Ceux qui m’intéressent surtout sont le docteur Rivaud, le procureur, le commissaire de police, toi et…

Leduc s’était levé. Vexé, il regardait son chapeau de paille comme quelqu’un qui va le mettre sur sa tête d’un geste sec et sortir.

— Non ! C’est assez de plaisanterie… Je ne sais d’ailleurs pas ce que tu as… Depuis cette blessure, tu… enfin, tu n’es pas naturel !… Tu me vois, dans un petit pays comme ici, où tout se dit, faire une enquête sur le procureur de la République ?… Et sur le commissaire de police !… Moi qui n’ai plus aucun titre officiel !… Sans compter que tes insinuations…

— Assieds-toi, Leduc !

— Je n’ai plus beaucoup de temps.

— Assieds-toi, te dis-je ! Tu vas comprendre ! Il existe, ici à Bergerac, un monsieur qui, dans la vie courante, a toutes les apparences d’un homme normal et qui, sans doute, exerce une profession quelconque. C’est ce monsieur qui, tout à coup, en proie à une crise de folie…

— Et tu me mets dans le tas des assassins possibles ! Tu crois que je n’ai pas compris le sens de tes questions ? Ce besoin de savoir si j’ai des maîtresses… Parce que, n’est-ce pas, tu te dis qu’un homme qui en est privé est plus susceptible qu’un autre de se laisser aller à…

Il se fâchait vraiment. Il était rouge. Ses yeux luisaient.

— Le Parquet s’occupe de cette affaire, ainsi que la police locale ! Moi, elle ne me regarde pas ! Maintenant, si tu veux te mêler de…

— … ce qui ne me regarde pas !… Tant pis !… Mais suppose maintenant que, dans un jour ou deux, ou trois, ou huit, on découvre ta petite amie de dix-neuf ans avec une aiguille dans le cœur…

Ce ne fut pas long. La main de Leduc saisit le chapeau et il l’enfonça si fort sur sa tête que la paille craqua. Puis il sortit en refermant la porte d’un geste sec.

Mme Maigret, qui n’attendait que ce signal, entrait de son côté, nerveuse, inquiète.

— Qu’est-ce que Leduc t’a fait ? Je t’ai rarement vu aussi désagréable avec quelqu’un. À croire que tu le soupçonnes de…

— Sais-tu ce que tu devrais faire ? Tout à l’heure ou demain il reviendra, et je suis persuadé qu’il s’excusera de sa sortie trop brutale. Eh bien ! je te demanderai d’aller déjeuner chez lui, à la Ribaudière…

— Moi ? Mais…

— Maintenant, si tu veux être bien gentille, bourre-moi une pipe et relève un peu mes oreillers…

Une demi-heure plus tard, quand le docteur entra, Maigret eut un sourire ravi. Et il interpella Rivaud avec bonne humeur.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Qui ?

— Mon collègue Leduc… Il est inquiet ! Il a dû vous demander de me faire subir un sérieux examen mental. Non, docteur, je ne suis pas fou… Mais…

Il se tut, car on lui mettait un thermomètre sur la langue. Pendant la prise de température, le chirurgien découvrait la plaie, qui était lente à se cicatriser.

— Vous vous remuez beaucoup trop !… Trente-huit sept… Je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez fumé… L’air est opaque.

— Vous devriez lui interdire complètement la pipe, docteur ! intervint Mme Maigret.

Mais son mari l’interrompit.

— Pouvez-vous me dire à quels intervalles les crimes de notre fou ont été commis ?

— Attendez… Le premier a eu lieu il y a un mois… Le second une semaine plus tard… Puis la tentative manquée, le vendredi suivant et…

— Savez-vous ce que je pense, docteur ? C’est qu’il y a bien des chances pour que nous soyons à la veille d’un nouvel attentat. Je dirais plus : s’il ne se produit pas, c’est sans doute que l’assassin se sent surveillé. Et, s’il se produit…

— Eh bien ?

— Eh bien ! on pourra procéder par élimination. Supposez qu’au moment du crime, vous soyez dans cette chambre. Vous voilà du coup hors de cause ! Supposez que le procureur soit à Bordeaux, le commissaire de police à Paris ou ailleurs, mon ami Leduc au diable…

Le médecin regardait fixement le malade.

— En somme, vous restreignez le champ des possibilités…

— Non ! des probabilités…

— C’est égal ! Vous le restreignez, dis-je, au petit groupe que vous avez trouvé à votre réveil, après l’opération…

— Pas exactement, puisque j’oublie le greffier ! Je le restreins aux personnes qui m’ont rendu visite pendant la journée d’hier et qui ont pu laisser tomber par mégarde un billet de chemin de fer. Au fait, où étiez-vous mercredi dernier ?

— Mercredi ?

Et le docteur, confus, fouillait dans sa mémoire. C’était un homme jeune, actif, ambitieux, aux gestes nets, aux allures élégantes.

— Je crois que… Attendez… Je suis allé à La Rochelle pour…

Mais il se raidit devant le sourire amusé du commissaire.

— Dois-je considérer ceci comme un interrogatoire ? Dans ce cas, je vous préviens que…

— Calmez-vous ! Pensez que je n’ai rien à faire de toute la journée, moi qui ai l’habitude d’une vie terriblement active. Alors, j’invente de petits jeux pour moi seul. Le jeu du fou ! Rien n’empêche un médecin d’être fou, ni un fou d’être médecin. On dit même que les aliénistes sont presque tous leurs propres clients. Rien n’empêche non plus un procureur de la République de…

Et Maigret entendit son compagnon demander tout bas à sa femme :

— Il n’a rien bu ?

Le plus beau, ce fut quand le docteur Rivaud fut parti. Mme Maigret s’approcha du lit, le front lourd de reproches.

— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu fais ?… Vrai ! je ne te comprends plus !… Tu voudrais faire croire aux gens que c’est toi qui es fou que tu ne t’y prendrais pas autrement !… Le docteur n’a rien dit… Il est trop bien élevé… Mais j’ai senti que… Qu’est-ce que tu as à sourire ainsi ?…

— Rien ! Le soleil ! Ces lignes rouges et vertes de la tapisserie… Ces femmes qui caquettent sur la place… Cette petite voiture couleur citron qui a l’air d’un gros insecte… Et ce fumet de foie gras… Seulement voilà !… Il y a un fou… Regarde la jolie fille qui passe, avec des mollets bien ronds de montagnarde… Elle a de tout petits seins en forme de poire… C’est peut-être elle que le fou…

Mme Maigret le regarda dans les yeux et elle comprit qu’il ne plaisantait plus, qu’il parlait très sérieusement, qu’il y avait de l’angoisse dans sa voix.

Il lui prit la main pour achever :

— Vois-tu, je suis persuadé que ce n’est pas fini ! Et je voudrais de toute mon âme empêcher qu’une belle fille, aujourd’hui bien vivante, passe un de ces jours sur cette place dans un corbillard, escortée par des gens en noir. Il y a un fou dans la ville, dans le soleil ! Un fou qui parle, qui rit, qui va et vient…

Et, d’une voix câline, il balbutia, les yeux mi-clos :

— Donne-moi une pipe quand même !

IV

Le rendez-vous des fous

Maigret avait choisi l’heure qu’il préférait, neuf heures du matin, à cause de la qualité rare que le soleil avait à cette heure-là et aussi du rythme de la vie qui, sur la grand-place, partant de la porte ouverte par une ménagère, du bruit des roues d’une charrette, d’un volet brusquement écarté, allait en s’amplifiant jusqu’à midi.

De sa fenêtre, il pouvait voir sur un platane une des affiches qu’il avait fait poser par toute la ville.

Mercredi, à neuf heures, Hôtel d’Angleterre, le commissaire Maigret remettra une prime de cent francs à toute personne lui apportant un renseignement sur les agressions de Bergerac, qui paraissent être l’œuvre d’un fou.

— Est-ce que je dois rester dans la chambre ? questionnait Mme Maigret qui, même à l’hôtel, trouvait le moyen de travailler presque autant que dans son ménage.

— Tu peux rester !

— Je n’y tiens pas ! D’ailleurs, il ne viendra personne.

Maigret souriait. Il n’était que huit heures et demie et, tout en allumant sa pipe, il murmura en tendant l’oreille à un bruit de moteur :

— En voilà déjà un !

C’était le bruit familier de la vieille Ford qu’on reconnaissait dès qu’elle s’engageait dans la montée du pont.

— Pourquoi Leduc n’est-il pas venu hier ?

— Nous avons échangé quelques paroles. Nous n’avons pas tout à fait les mêmes idées sur le fou de Bergerac. N’empêche qu’il sera ici tout à l’heure !…

— Le fou ?

— Leduc… Le fou aussi !… Et peut-être même plusieurs fous !… C’est pour ainsi dire mathématique… Une annonce comme celle-là exerce une attirance irrésistible sur tous les détraqués, les imaginatifs, les grands nerveux, les épileptiques… Entre, Leduc !

Leduc n’avait même pas eu le temps de frapper à la porte. Il montra un visage un peu confus.

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Комментарии
Татьяна
Татьяна 21.11.2024 - 19:18
Одним словом, Марк Твен!
Без носенко Сергей Михайлович
Без носенко Сергей Михайлович 25.10.2024 - 16:41
Я помню брата моего деда- Без носенко Григория Корнеевича, дядьку Фёдора т тётю Фаню. И много слышал от деда про Загранное, Танцы, Савгу...