Maigret et son mort - Simenon
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— Où croyez-vous qu’elle se soit constituée ?
— Je l’ignore, mais vous verrez que nous retrouverons la plupart des personnages dans les environs du quai de Javel. Victor Poliensky travaillait encore chez Citroën peu de semaines avant le premier coup de main.
— Vous avez parlé d’un chef.
— Permettez-moi de finir d’abord ma pensée. Avant la mort du petit Albert, ou plutôt avant la découverte du corps de celui-ci place de la Concorde, – j’insiste sur la différence et vous verrez pourquoi – la bande, qui en était à son quatrième massacre, jouissait d’une sécurité complète. Personne ne connaissait le signalement de ceux qui la composaient. Notre seul témoin était une fillette qui avait vu une femme torturer sa mère. Quant aux hommes, elle les avait à peine entrevus, et ils portaient tous des chiffons noirs sur le visage.
— Vous avez retrouvé ces chiffons rue du Roi-de-Sicile ?
— Non. La bande, donc, était en sûreté. Personne n’aurait pensé à aller chercher les tueurs de Picardie dans un taudis du ghetto. Est-ce exact, Colombani ?
— Tout à fait exact.
— Le petit Albert, soudain, se sentant menacé par des hommes qui le suivaient – n’oubliez pas que, dans ses coups de téléphone, il a dit qu’ils étaient plusieurs à se relayer – le petit Albert, dis-je, a été tué d’un coup de couteau dans son propre caboulot, après avoir fait appel à moi pour le protéger. Il avait eu l’intention de venir me voir. Il avait donc des révélations à me faire, et les autres le savaient. Une question se pose : pourquoi s’est-on donné la peine de transporter son cadavre place de la Concorde ?
Ils le regardaient en silence, cherchant en vain une solution à cette question que Maigret s’était posée tant de fois à lui-même.
— Je me réfère toujours au dossier de Colombani, qui est d’une précision remarquable. Pour chacun des attentats dans les fermes, la bande s’est servie de voitures, de préférence de camionnettes volées. Presque toutes ont été prises sur la voie publique dans les environs de la place Clichy, en tout cas dans le dix-huitième arrondissement, et c’est pourquoi c’est surtout dans ce secteur que les recherches ont été poussées. C’est dans le même quartier, mais un peu en dehors de la ville, qu’on retrouvait les autos le lendemain.
— Vous en concluez ?
— Que la bande ne possède pas d’auto. Une voiture doit se garer quelque part, et cela laisse des traces.
— Si bien que l’auto jaune... ?
— L’auto jaune n’a pas été volée. Nous le saurions, car le propriétaire aurait porté plainte, d’autant plus qu’il s’agit d’une voiture presque neuve.
— Je comprends, murmura le chef, tandis que le juge Coméliau, qui, lui, ne comprenait pas, fronçait les sourcils, vexé.
— J’aurais dû y penser plus tôt. J’ai un moment admis cette éventualité, puis je l’ai rejetée parce que cela me semblait trop compliqué et que je professe que la vérité est toujours simple. Ce ne sont pas les assassins du petit Albert, qui ont déposé son cadavre place de la Concorde.
— Qui est-ce ?
— Je ne sais pas, mais nous l’apprendrons bientôt.
— Comment ?
— J’ai fait insérer une annonce dans les journaux. Rappelez-vous qu’Albert, vers cinq heures de l’après-midi, quand il a compris que nous étions impuissants à l’aider, a donné un coup de téléphone qui ne nous était pas destiné.
— Il a demandé du secours à ses amis, selon vous ?
— Peut-être. Il a en tout cas donné rendez-vous à quelqu’un. Et ce quelqu’un n’est pas arrivé à l’heure.
— Comment le savez-vous ?
— Vous oubliez que l’auto jaune a eu une panne quai Henri-IV, une panne assez longue.
— De sorte que les deux hommes qu’elle emmenait sont arrivés trop tard ?
— Justement.
— Un instant ! J’ai, moi aussi, le dossier sous les yeux. D’après votre cartomancienne, l’auto a stationné en face du Petit Albert de huit heures et demie à neuf heures environ. Or le corps n’a été déposé sur le trottoir de la place de la Concorde qu’à une heure du matin.
— Ils sont peut-être revenus, monsieur le juge.
— Pour chercher la victime d’un crime qu’ils n’avaient pas commis et pour la déposer ailleurs ?
— C’est possible. Je n’explique pas. Je constate.
— Et la femme d’Albert, pendant ce temps-là ?
— Supposez que, précisément, ils soient allés la mettre en lieu sûr ?
— Pourquoi ne l’aurait-on pas tuée en même temps que son mari, puisque, vraisemblablement, elle savait, elle aussi, puisqu’en tout cas elle doit avoir vu les meurtriers ?
— Qui nous dit qu’elle n’était pas sortie ? Certains hommes, quand ils ont à traiter une affaire sérieuse, éloignent leur femme.
— Vous ne pensez pas, monsieur le commissaire, que tout ceci nous écarte, nous aussi, de nos tueurs qui, comme vous dites, rôdent en ce moment dans Paris ?
— Qu’est-ce qui nous a mis sur leur piste, monsieur le juge ?
— Le cadavre de la place de la Concorde, évidemment.
— Pourquoi ne nous y ramènerait-il pas une fois encore ? Voyez-vous, je crois que, quand nous aurons compris, il ne nous sera pas difficile de mettre la main sur la bande. Seulement, il faut comprendre.
— Vous supposez qu’ils ont tué l’ancien garçon de café parce qu’il en savait trop ?
— C’est probable. Et je cherche à savoir comment il savait. Quand je l’aurai découvert, je saurai aussi ce qu’il savait.
Le chef approuvait de la tête, en souriant, car il sentait l’antagonisme entre les deux hommes. Quant à Colombani, il aurait bien voulu prendre la parole à son tour.
— Peut-être le train ? insinua-t-il.
Il connaissait son dossier à fond, et Maigret l’encouragea.
— De quel train parlez-vous ? s’informa Coméliau.
— Nous avons – c’était Colombani qui parlait, et son collègue l’y poussait du regard – nous avons, depuis la dernière affaire, un léger indice que nous avons évité de rendre public, afin de ne pas mettre la bande sur ses gardes. Veuillez examiner la carte numéro 5 qui est jointe au dossier. L’attentat du 19 janvier a été commis chez les époux Rival, morts tous les deux, malheureusement, ainsi que leur valet et une servante. Leur ferme s’appelle Les Nonettes, sans doute parce qu’elle est bâtie sur les ruines d’un ancien couvent et se trouve à près de cinq kilomètres du village. Ce village, Goderville, a une gare de chemin de fer où s’arrêtent les trains omnibus. C’est la grande ligne Paris-Bruxelles. Inutile de vous dire que les voyageurs venant de Paris sont rares, car il faut des heures pour accomplir le trajet en s’arrêtant aux moindres gares. Or, le 19 janvier, à huit heures dix-sept du soir, un homme est descendu du train, muni d’un billet aller et retour Paris-Goderville.
— On possède son signalement ?
— Vague. Un homme encore jeune, bien vêtu.
Le juge voulait découvrir quelque chose à son tour.
— L’accent étranger ?
— Il n’a pas parlé. Il a traversé le village sur la grand-route, et on ne l’y a pas revu. Par contre, le lendemain matin, à six heures et quelques minutes, il reprenait le train de Paris dans une autre petite gare, Moucher, située à vingt et un kilomètres plus au sud. Il n’a pas loué un taxi. Aucun paysan ne l’a emmené dans sa voiture. Il est difficile de croire qu’il a passé la nuit à marcher pour son plaisir. Il a dû fatalement passer à proximité des Nonettes.
Maigret fermait les yeux, envahi par une fatigue à laquelle il ne résistait plus qu’avec peine. Il lui arrivait même, debout, de s’endormir à moitié, et il avait laissé éteindre sa pipe.
— Quand nous avons été en possession de ces renseignements, poursuivait Colombani, nous avons fait rechercher le billet à la compagnie du Nord.
Tous les billets que l’on récolte à l’arrivée des trains, en effet, sont conservés pendant un certain temps.
— Et vous ne l’avez pas retrouvé ?
— Il n’a pas été présenté à la gare du Nord. Autrement dit, un voyageur est descendu à contre-voie ou encore s’est mêlé à la foule, dans une gare de banlieue, et a pu sortir sans être vu, ce qui n’est pas difficile.
— C’est de cela que vous vouliez parler, monsieur Maigret ?
— Oui, monsieur le juge.
— Pour en arriver à quelle conclusion ?
— Je ne sais pas. Le petit Albert aurait pu être dans le même train. Il aurait pu se trouver à la gare.
Il secoua la tête et reprit :
— Non. On aurait commencé plus tôt à le harceler.
— Alors ?
— Rien ! D’ailleurs, il était en possession d’une preuve matérielle, puisqu’on s’est donné la peine de fouiller sa maison de fond en comble après l’avoir assassiné. C’est compliqué. Et Victor est revenu rôder autour du bistrot.
— Sans doute n’avaient-ils pas trouvé ce qu’ils cherchaient ?
— Dans ce cas, ce n’est pas le simple d’esprit qu’ils auraient envoyé. Victor a agi de son propre chef, à l’insu des autres, j’en jurerais. La preuve, c’est qu’ils l’ont abattu froidement quand ils ont su que la police était sur ses talons et qu’il risquait de les faire prendre tous. Excusez-moi, messieurs. Excusez-moi, chef. Je tombe de fatigue.
Il se tourna vers Colombani.
— Je te vois vers cinq heures ?
— Si tu veux.
Il paraissait si mou, si las, si flottant, que le juge Coméliau eut des remords et murmura :
— Vous avez quand même obtenu de jolis résultats.
Puis, quand Maigret fut sorti :
— Il n’a plus l’âge de passer des nuits sans sommeil. Pourquoi aussi vouloir tout faire par lui-même ?
Il aurait été bien étonné s’il avait vu Maigret, au moment de monter en taxi, hésiter sur l’adresse à donner et prononcer enfin :
— Quai de Charenton ! Je vous arrêterai.
Cette visite de Victor au Petit Albert le tarabustait. Tout le long du chemin, il revoyait le grand garçon roux marcher de son pas félin, avec Lucas sur les talons.
— Qu’est-ce que vous prenez, patron ?
— Ce que tu voudras.
Chevrier était entré tout à fait dans la peau de son rôle, et sa femme devait faire de la bonne cuisine, car on comptait une vingtaine de clients dans la salle.
— Je monte ! Tu ne veux pas m’envoyer Irma ?
Elle le suivit dans l’escalier, s’essuyant les mains à son tablier. Il regarda autour de lui, dans la chambre qui, fenêtres larges ouvertes, sentait bon le propre.
— Où avez-vous mis les objets qui traînaient un peu partout ?
Il en avait fait l’inventaire avec Moers. Mais, à ce moment-là, il cherchait ce que les assassins avaient pu laisser derrière eux. Maintenant, il se demandait autre chose, de plus précis : ce que Victor, personnellement, avait eu l’intention de venir chercher.
— J’ai tout fourré dans le tiroir du haut de la commode.
Des peignes, une boîte qui contenait des épingles à cheveux, des coquillages avec le nom d’une plage normande, un coupe-papier réclame, un porte-mine qui ne fonctionnait plus, de ces petits riens dont s’encombrent les maisons.
— Tout est là dedans ?
— Même un reste de paquet de cigarettes et une vieille pipe cassée. Nous allons encore rester longtemps ici ?
— Je n’en sais rien, mon petit. Vous vous ennuyez ?
— Moi, non. Mais il y a des clients qui deviennent trop familiers, et mon mari commence à s’impatienter. D’ici à ce qu’il leur cogne sur la figure…
Il fouillait toujours le tiroir et il en retira un petit harmonica de marque allemande qui avait beaucoup servi. Il le mit dans sa poche, à la grande surprise d’Irma.
— C’est tout ? questionna-t-elle.
— C’est tout.
Quelques minutes plus tard, d’en bas, il téléphonait à M. Loiseau, que sa question ahurit :
— Dites-moi, cher monsieur, est-ce qu’Albert jouait de l’harmonica ?
— Pas à ma connaissance. Il chantait, mais je n’ai jamais entendu dire qu’il jouait d’un instrument.
Maigret se souvenait de l’harmonica trouvé rue du Roi-de-Sicile. L’instant d’après, il appelait le tenancier du Lion d’Or à l’appareil.
— Est-ce que Victor jouait de l’harmonica ?
— Certainement. Il en jouait même dans la rue en marchant.
— Était-il le seul à en jouer ?
— Serge Madok en jouait aussi.
— Ils avaient chacun leur harmonica ?
— Je crois. Oui. C’est même certain, car il leur arrivait de faire des duos.
Or, il n’y avait qu’un harmonica dans la chambre du Lion d’Or quand Maigret l’avait fouillée.
Ce que Victor le simple était venu chercher quai de Charenton à l’insu de ses complices, ce pourquoi, en fin de compte, il était mort, c’était son harmonica.
CHAPITRE VIII
Ce qui advint après-midi allait s’ajouter aux quelques histoires que Mme Maigret racontait en souriant lors des réunions familiales.
Que Maigret rentrât à deux heures et se couchât en refusant de déjeuner, ce n’était pas trop extraordinaire, encore que son premier soin, a n’importe quelle heure, quand il pénétrait dans l’appartement, fût d’aller dans la cuisine soulever le couvercle des casseroles. Il prétendit, il est vrai, qu’il avait mangé. Puis, un peu plus tard, alors qu’elle le poussait un peu pendant qu’il se déshabillait, il avoua qu’il avait chipé une tranche de jambon dans la cuisine du quai de Charenton.
Elle ferma les stores, s’assura que son mari ne manquait de rien et sortit sur la pointe des pieds. La porte n’était pas refermée qu’il dormait profondément.
Sa vaisselle finie, la cuisine mise en ordre, elle hésita un bon moment à rentrer dans la chambre pour aller prendre son tricot qu’elle avait oublié. Elle écouta d’abord, entendit un souffle régulier, tourna le bouton avec précaution et s’avança sur la pointe des pieds sans faire plus de bruit qu’une bonne sœur. C’est à ce moment-là que, tout en continuant à respirer comme un homme endormi, il prononça d’une voix un peu pâteuse :
— Dis donc ! Deux millions et demi en cinq mois...
Il avait les yeux fermés, le teint très coloré. Elle crut qu’il parlait dans son sommeil, s’immobilisa néanmoins pour ne pas le réveiller.
— Comment t’y prendrais-tu pour dépenser ça, toi ?
Elle n’osait pas répondre, persuadée qu’il rêvait ; toujours sans remuer les paupières, il s’impatienta :
— Réponds, madame Maigret.
— Je ne sais pas, moi, chuchota-t-elle. Combien as-tu dit ?
— Deux millions et demi. Probablement beaucoup plus. C’est le minimum qu’ils ont ramassé dans les fermes et une bonne partie en pièces d’or. Il y a les chevaux, évidemment...
Il se retourna pesamment, et un de ses yeux s’entrouvrit un instant pour se fixer sur sa femme.
— On en revient toujours aux courses, tu comprends ?
Elle savait qu’il ne parlait pas pour elle, mais pour lui. Elle attendait qu’il fût rendormi pour se retirer comme elle était venue, même sans son tricot. Il se tut un bon moment, et elle put croire qu’il était rendormi.