Un crime en Hollande - Simenon
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— Dites-lui que sa fille lui sera rendue ce soir, qu’on aura besoin de lui aussi pour la reconstitution du crime…
— Il faut ?…
— Mais traduisez, sacrebleu, puisque je vous le dis !
Duclos le fit, d’une voix douceâtre. Le fermier les regarda tous les deux.
— Dites-lui encore que, ce soir, l’assassin sera sous les verrous.
Ce fut traduit. Et alors Maigret eut juste le temps de bondir, de renverser Liewens, qui avait saisi un revolver et qui essayait d’en tourner le canon vers sa tempe.
Le combat fut bref. Maigret était si lourd que son adversaire ne tarda pas à être immobilisé, désarmé, tandis qu’une pile de chaises, heurtée par les deux corps, s’écroulait avec fracas, blessait légèrement le commissaire au front.
— Fermez la porte à clé ! cria Maigret à Duclos. Pas la peine qu’on entre…
Et il se redressa en soufflant.
IX
Reconstitution
Les Wienands arrivèrent les premiers, à sept heures et demie précises. Il n’y avait, à ce moment, dans la salle des fêtes de l’Hôtel Van Hasselt, que trois hommes, qui attendaient sans se grouper, sans s’adresser la parole : Jean Duclos, un peu nerveux, allant et venant d’un bout à l’autre de la pièce, le fermier Liewens, renfrogné, immobile sur une chaise, et Maigret, adossé au piano, la pipe aux dents.
Personne n’avait pensé à allumer toutes les lampes. Une seule grosse ampoule, pendue très haut, diffusait une lumière grise. Les chaises étaient toujours entassées dans le fond, sauf un rang, le premier, que Maigret avait fait reconstituer.
Sur la petite scène vide, une table couverte d’un tapis vert, une chaise.
Les Wienands étaient endimanchés… Ils avaient obéi à la lettre aux instructions qui leur avaient été données, puisqu’ils avaient emmené leurs deux enfants. On sentait qu’ils avaient dîné en hâte, qu’ils avaient laissé là-bas la salle à manger en désordre pour être à l’heure.
Wienands se découvrit en entrant, chercha quelqu’un à saluer, et, après une velléité de se diriger vers le professeur, il entraîna sa famille dans un coin, où il attendit, en silence. Son faux col était trop haut, sa cravate mal faite.
Cornélius Barens arriva presque aussitôt après, si pâle, si nerveux, qu’il semblait sur le point de fuir à la moindre alerte. Il chercha, lui aussi, à joindre quelqu’un, à former groupe, mais il n’osa s’avancer vers personne et il s’adossa au tas de chaises.
L’inspecteur Pijpekamp amena Oosting, dont le regard pesa sur Maigret. Et ce furent les dernières arrivées : Mme Popinga et Any, qui entrèrent en marchant vite, s’arrêtèrent une seconde, se dirigèrent vers le premier rang des chaises.
— Faites descendre Beetje ! dit Maigret à l’inspecteur. Qu’un de vos agents surveille Liewens et Oosting. Ils n’étaient pas ici le soir du drame. Nous n’en aurons besoin que tout à l’heure. Ils peuvent se tenir au fond de la salle…
Quand Beetje fut là aussi, d’abord déroutée, puis volontairement raidie dans un sursaut d’orgueil à la vue d’Any et de Mme Popinga, il y eut comme un temps d’arrêt dans toutes les respirations.
Et ce n’était pas parce que l’atmosphère était dramatique ! Elle ne l’était pas ! Elle était sordide, au contraire !
Cela avait l’air d’une pincée d’humains, dans cette grande salle vide au plafond éclairé par une seule lampe.
Il fallait un effort pour se dire que quelques jours plus tôt des gens, les notables de Delfzijl, avaient payé le droit de s’asseoir sur une des chaises empilées, étaient entrés en posant pour la galerie, avaient échangé des sourires, des poignées de main, s’étaient assis face à la scène, endimanchés, avaient applaudi l’arrivée de Jean Duclos.
C’était exactement comme si, soudain, on eût vu le même spectacle par le petit bout de la lunette !
Par le fait de l’attente, de l’incertitude dans laquelle chacun était de ce qui allait se passer, les visages n’exprimaient même pas de l’inquiétude ou de la douleur. C’était autre chose ! Des yeux mornes, vides de pensée. Les traits tirés, brouillés. Et la lumière rendait toutes les peaux grises. Beetje elle-même n’avait plus rien d’excitant.
C’était sans prestige, sans grandeur. C’était pitoyable ou risible.
Dehors, des gens s’étaient groupés, silencieux, parce que le bruit avait couru vers la fin de l’après-midi qu’il allait se passer quelque chose. Mais nul n’imaginait certes que le spectacle était si peu passionnant.
C’est vers Mme Popinga que Maigret se dirigea d’abord.
— Voulez-vous vous installer à la même place que l’autre soir ? dit-il.
Chez elle, quelques heures plus tôt, elle était pathétique. C’était fini. Elle paraissait plus vieille. On remarquait que son tailleur, mal coupé, lui faisait une épaule un peu plus large que l’autre et qu’elle avait de grands pieds. Et aussi une cicatrice au cou, en dessous de l’oreille.
C’était pis pour Any, dont le visage n’avait jamais été aussi dissymétrique. Son accoutrement était ridicule, étriqué, son chapeau de mauvais goût.
Mme Popinga s’assit au milieu du premier rang, à la place d’honneur. L’autre jour, dans les lumières, avec tout Delfzijl derrière elle, elle devait être rose d’orgueil et de plaisir.
— Qui était à côté de vous ?
— Le directeur de l’Ecole navale…
— De l’autre côté ?
— M. Wienands…
Il fut prié de venir prendre sa place. Il n’avait pas quitté son pardessus. Il s’assit gauchement en regardant ailleurs.
— Mme Wienands ?…
— Tout au bout du rang, à cause des enfants.
— Beetje ?…
Celle-ci alla prendre sa place d’elle-même, laissant une chaise vide entre elle et Any : la chaise de Conrad Popinga.
Pijpekamp se tenait debout à quelque distance, dérouté, ahuri, mal à l’aise, inquiet par surcroît. Jean Duclos attendait son tour.
— Montez sur la scène ! lui dit Maigret.
Ce fut peut-être celui qui perdit le plus de prestige. Il était maigre, mal habillé. On avait de la peine à réaliser que certain soir cent personnes s’étaient dérangées pour venir l’entendre.
Le silence était aussi angoissant que cette lumière à la fois trop précise et insuffisante qui tombait du plafond lointain. Dans le fond de la salle, le Baes toussa quatre ou cinq fois, exprimant le malaise général.
Maigret lui-même n’était pas sans trahir quelque inquiétude. Il surveillait sa mise en scène. Son regard lourd allait d’un personnage à l’autre, s’arrêtant sur de menus détails, sur la pose de Beetje, sur la jupe trop longue d’Any, sur les ongles mal soignés de Duclos qui, tout seul devant sa table de conférencier, essayait de garder une contenance.
— Vous avez parlé pendant combien de temps ?
— Trois quarts d’heure…
— Vous lisiez votre conférence ?
— Pardon ! C’est la vingtième fois que je la fais. Je ne me sers même plus de mes notes…
— Donc, vous regardiez la salle…
Et il alla s’asseoir un instant entre Beetje et Any. Les chaises étaient assez serrées. Son genou toucha celui de Beetje.
— A quelle heure la soirée a-t-elle pris fin ?
— Un peu avant neuf heures… Car, auparavant, une jeune fille a joué du piano…
Ce piano était toujours ouvert, avec une Polonaise, de Chopin, sur le pupitre. Mme Popinga commençait à mordiller son mouchoir. Oosting remuait, dans le fond. Ses pieds bougeaient sans cesse sur le plancher couvert de sciure.
Il était huit heures et quelques minutes. Maigret se leva, se mit à marcher.
— Voulez-vous, monsieur Duclos, me résumer le thème de votre conférence ?
Mais Duclos resta incapable de parler. Ou plutôt il voulut commencer sa causerie textuelle. Il murmura, après des toussotements :
— Ce n’est pas à l’intelligente population de Delfzijl que je ferai l’injure de…
— Pardon ! Vous parliez de criminalité. Dans quel sens ?
— De la responsabilité des criminels…
— Et vous prétendez ?…
— Que c’est notre société qui est responsable des fautes qui se commettent dans son sein et qu’on appelle des crimes… Nous avons organisé la vie pour le plus grand bien de tous… Nous avons créé des classes sociales et il est nécessaire de faire entrer chaque individu dans l’une d’elles…
Il fixait le tapis vert, tout en parlant. Sa voix manquait de netteté.
— Cela suffit ! grogna Maigret. Je connais : « Il y a des individus d’exception, des malades ou des inadaptés… Ils se heurtent à des cloisons infranchissables… Ils sont rejetés de part et d’autre et échouent dans le crime… » Je suppose que c’est bien cela ?… Ce n’est pas nouveau… Conclusion : « Plus de prisons, mais des centres de rééducation, des hôpitaux, des maisons de repos, des cliniques… »
Duclos, renfrogné, ne répondit pas.
— Bref, vous avez dit cela en trois quarts d’heure, avec quelques exemples frappants… Vous avez cité Lombroso, Freud et compagnie.
Il regarda sa montre, s’adressa surtout au premier rang de chaises.
— Je vous demande d’attendre encore quelques minutes…
A ce moment précis, un des enfants Wienands se mit à pleurer. Et sa mère, trop nerveuse, le secoua pour le calmer. Wienands, voyant qu’elle n’arrivait à rien, prit le gosse sur ses genoux, commença par le caresser avec douceur, puis lui pinça le bras pour le faire taire.
Il fallait regarder la chaise vide, entre Any et Beetje, pour se souvenir qu’il s’agissait d’un drame. Et encore !
Est-ce que Beetje, avec sa figure saine, mais banale, méritait de jeter le trouble dans un ménage ?
Il n’y avait qu’une chose en elle pour attirer, et c’était la magie de cette mise en scène de souligner ainsi la vérité pure, de ramener les événements à leur crudité première : deux beaux seins, que la soie rendait plus aguichants, des seins de dix-neuf ans qui tremblaient à peine sous la blouse, juste de quoi les rendre plus vivants.
Un peu plus loin, Mme Popinga qui, même à dix-neuf ans, n’avait pas eu de seins pareils, Mme Popinga trop habillée, avec des couches de vêtements sobres, de bon ton, qui lui enlevaient tout attrait charnel.
Puis Any, pointue, laide, plate, mais énigmatique.
Popinga avait rencontré Beetje, un Popinga bon vivant, un Popinga qui avait tellement envie de savourer des bonnes choses !… Et il n’avait pas vu le visage de Beetje, ses yeux de faïence, il n’avait surtout pas deviné la volonté d’évasion qui se cachait derrière ce visage de poupée.
Il avait vu cette poitrine vivante, ce corps sain, attirant !
Mme Wienands, elle, n’était même plus femme. Elle était la mère, la ménagère. Elle était en train de moucher son gamin qui n’avait plus la force de pleurer.
— Je dois rester ici ? questionna Jean Duclos, de l’estrade.
— Je vous en prie…
Et Maigret s’approcha de Pijpekamp, lui dit quelques mots à voix basse. Le policier de Gronigen sortit un peu plus tard avec Oosting.
Des gens jouaient au billard dans le café. On entendait le heurt des billes.
Et, dans la salle, les poitrines étaient oppressées. Cela sentait la réunion spirite, l’attente de quelque chose d’effrayant. Any fut la seule à oser se lever soudain, à prononcer après avoir hésité un bon moment :
— Je ne vois pas où vous voulez en venir… C’est… c’est…
— Il est l’heure… Pardon ! Où est Barens ?…
Il n’y avait plus pensé. Il le trouva assez loin dans la salle, appuyé à un mur.
— Pourquoi n’avez-vous pas pris votre place ?
— Vous avez dit : comme l’autre soir…
Le regard était mobile, la voix haletante.
— L’autre soir, j’étais dans les places à cinquante cents, avec les autres élèves…
Maigret ne s’en occupa plus. Il alla ouvrir la porte communiquant avec un porche débouchant lui-même dans la rue et permettant de ne pas passer par le café. Il ne vit que trois ou quatre silhouettes dans l’obscurité.
— Je suppose que, la conférence finie, il y a eu un groupement au pied de l’estrade… Le directeur de l’école… Le pasteur… Quelques notables félicitant l’orateur…
Personne ne répondit, mais ces mots suffisaient à évoquer la scène : tous les rangs de spectateurs se dirigeant vers la sortie, les bruits de chaises, les conversations, et là, près de la scène, un groupe, des poignées de main, des éloges…
La salle se vidant… Le dernier groupe se dirigeant enfin vers la porte… Barens rejoignant les Popinga…
— Vous pouvez venir, monsieur Duclos…
Tout le monde se leva. Mais chacun avait l’air d’hésiter sur le rôle qu’il avait à jouer. On regardait Maigret. Any et Beetje feignaient de ne pas se voir. Wienands, gauche, emprunté, portait son plus jeune bébé.
— Suivez-moi…
Et, un peu avant la porte :
— Nous allons nous diriger vers la maison dans le même ordre que le jour de la conférence… Mme Popinga et M. Duclos…
Ils se regardèrent, hésitèrent, firent quelques pas dans la rue obscure…
— Mlle Beetje !… Vous marchiez avec Popinga… Allez toujours… Je vous rejoindrai tout à l’heure…
Elle osait à peine se diriger toute seule vers la ville et surtout elle craignait son père, gardé dans un coin de la salle par un policier.
— M. et Mme Wienands…
Ils furent les plus naturels, parce qu’ils devaient s’occuper des enfants.
— Mlle Any et Barens…
Ce dernier faillit éclater en sanglots, dut se mordre les lèvres, passa pourtant devant Maigret.
Alors le commissaire se tourna vers le policier qui gardait Liewens.
— Le soir du drame, à cette heure, il était chez lui. Voulez-vous l’y conduire et lui faire faire exactement ce qu’il a fait alors ?…
Cela ressemblait à un cortège mal réglé. Les premiers partis s’arrêtaient, se demandant s’ils devaient continuer leur route. Il y avait des hésitations, des haltes.
Mme Van Hasselt, de son seuil, assistait à la scène tout en répondant aux joueurs de billard qui lui parlaient.
La ville était aux trois quarts endormie, les boutiques closes. Mme Popinga et Duclos prirent directement le chemin du quai et l’on devinait que le professeur essayait de rassurer sa compagne.
Il y avait des alternatives de lumière et d’ombre, car les becs de gaz étaient espacés.
On distingua l’eau noire, les bateaux qui se balançaient, avec chacun un fanal dans la mâture. Beetje, sentant Any derrière elle, essayait de marcher d’une allure dégagée, mais le fait qu’elle était seule rendait cette attitude difficile.
Il y avait quelques pas entre chaque groupe. Cent mètres plus loin, on vit nettement le bateau d’Oosting, parce qu’il était le seul à être peint en blanc. Il n’y avait pas de lumière aux hublots. Le quai était désert.
— Voulez-vous vous arrêter tous à la place où vous êtes ? fit Maigret de façon à être entendu de tous les groupes.